marre du train

J’en ai marre de boire des mauvais cafés servis dans des chaînes sans chaleur. J’en ai marre de boire des mauvais cafés parce que le train n’arrive pas, parce qu’il n’y a pas d’aubette, parce que j’ai froid. J’en ai marre d’avoir froid.
J’en ai marre de voir des gens debout dans le train, faute de places assises. J’en ai marre de me sentir coupable d’être assis alors que, merde, j’en ai pour une heure de route. J’en ai marre de ne pas monter dans le train parce que dès l’embarquement les wagons sont bondés jusqu’à la plateforme. J’en ai marre, dans ces cas-là, d’avoir la sensation de n’être que du bétail.
J’en ai marre que la correspondance n’ai pas attendu, de me retrouver sur le quai d’une gare inconnue, dans le vent de novembre.
J’en ai marre d’attendre d’être informé convenablement quand le train s’arrête n’importe où, n’importe quand, et ne redémarre pas. J’en ai marre, quand je trouve quelqu’un à qui parler, que personne ne soit jamais responsable de rien, et que le personnel navigant se plaigne de la situation au même titre que moi madame, monsieur : je ne suis pas payé pour voyager en train.
J’en ai marre d’entendre les gens parler fort, tousser, éternuer, péter. J’en ai marre des écouteurs, des téléphones portables. Et pardessus tout j’en ai marre des joueurs de carte qui gueulent dans le wagon dès 6 heures du matin.
J’en ai marre des postiers qui boivent jusqu’à deux cannettes d’un demi litre de bière chacun sur le trajet qui les ramène chez eux. J’en ai marre des postiers qui piaillent, s’agitent, s’insultent, et vomissent sur les sièges.
J’en ai marre d’être contrôlé chaque jour, matin et soir, ça me donne l’impression, chaque jour, matin et soir, que je suis un tricheur. J’en ai marre des équipes de cinq ou six contrôleurs, des équipes de sécurité, qui surgissent dans des trains paisibles, mais ne sont jamais là dans le dernier train du soir. J’en ai marre d’entendre le « bonjour » et le « merci » du contrôleur. Je ne te connais pas. Ne me parle pas.
J’en ai marre d’attendre dans le froid des trains qui n’arrivent pas.
J’en ai marre des portes en panne, des chauffages en panne, des freins en panne. J’en ai marre de mourir de froid en hiver et de chaud en été.
J'en ai marre des journaux gratuits qui débitent les dépêches Belga, impriment des photos d'illustration, et font du tort aux journaux qui prennent la peine de faire un peu de littérature.
J’en ai marre des groupes d’enfants qui envahissent le wagon, piaillent, s’agitent s’insultent, et vomissent sur les sièges.
J’en ai marre quand le train s’arrête au beau milieu de nulle part, et qu’il reste là, aussi stupide qu'une pintade. J’en ai marre de contempler un paysage qui ne m’inspire que l’angoisse d’arriver chez moi à l’heure. Les coquelicots, les nuages, les villages aux noms dégénérés et dont je me fous éperdument.
J’en ai marre des voyageurs qui jouent à des jeux débiles sur leur tablette ou leur téléphone portable. Ils perdent doublement leur temps et avilisse leur intelligence. J’en ai marre d’avoir la sensation d’être un martien moyenâgeux parce que je lis un livre fait de vrai papier et d’encre.
J'en ai marre de lire des livres. Ca coûte cher. Je les achètes en seconde main mais ça me donne l'impression d'être pauvre.
J’en ai marre de rater mes rendez-vous chez le dentiste, de m’excuser quotidiennement auprès de la gardienne d’enfants pour mes retards répétés.
J’en ai marre de voir arriver un train amputé de deux, trois, quatre wagons, et de voir les voyageurs se précipiter pour bénéficier d’une place, une toute petite. J’en ai marre de voir les voyageurs s’avilir en se bousculant à l’embarquement juste pour avoir une place, une toute petite. J’en ai marre de voir ces regards fuyants. Je me demande de quoi certains seraient capables pour une place sous un siège ou dans le compartiment à bagages.
J’en ai marre d’arriver en retard à mon travail et de ne plus savoir quoi inventer – alors qu’il n’y a rien à inventer : tout ça est bien réel.
J’en ai marre de voir des gens à l’apparence normale (vous et moi) courir et jouer des coudes pour se retrouver premier devant la porte du train. Ils ne voient personne autour d’eux. Les autres voyageurs ne sont que des obstacles.
J’en ai marre d’arriver à l’heure à destination et de me sentir profondément soulagé.
J’en ai marre de voir les retard s’afficher sur le panneau électronique ou être annoncé par haut- parleur et de savoir ce que ça signifie.
J’en ai marre des vaches qui traversent les voies, des trains en détresse, des personnes sur les voies.
J’en ai marre que le train prenne tant de place dans ma vie, dans ma tête. J’en ai marre d’avoir le cœur qui bat chaque fois que je monte à bord.
J’en ai marre des sacs, cartables, serviettes posés sur les sièges. J’en ai marre de ne pas pouvoir poser mon sac, mon cartable, ma serviette sur le siège à côté de moi.
J’en ai marre des femmes qui mettent du vernis sur leurs ongles : l’odeur est insupportable. J’en ai marre aussi de celles qui se coupent les ongles avec un coupe-ongles : le tic-tic-tic me rend fou.
J'en ai marre de ne pas comprendre les gens qui ne parlent pas ma langue. J'en ai marre de comprendre ceux qui parlent ma langue: je me fiche de leur vie.
J’en ai marre de descendre du train entouré de 200 personnes que je ne connais pas, que je n’ai pas envie de connaître. J’en ai marre de faire partie d’un troupeau – je ne suis pas du bétail !
J’en ai marre de devoir changer de quai, de galoper, de bousculer des gens qui ne m’ont rien fait et d’avoir des pensées méchantes envers les vieux et les poussettes qui bloquent l’escalator. J’en ai marre de changer de quai, de m’apercevoir que je me suis trompé, de repartir en pétaradant, d’arriver sur le bon quai au moment pile ou, finalement, le train est annoncé à un autre quai.
J’en ai marre d’intercepter involontairement des conversations privées qui ne me regardent ni ne m’intéressent : « il était bon ton cacao ? » ou « ils lui ont enlevé le sein droit »...
J’en ai marre de me dire que je devrais écrire un livre sur le sujet tellement j’en ai la tête pleine, et de penser au même moment que le sujet est banal, le livre mauvais, que ce serait perdre mon temps - et j'en ai marre du temps perdu.

J’en ai marre d’entendre des gens excédés grogner de colère quand le train est retardé. De les voir s’énerver, bondir de leur siège. J’en ai marre d’entendre des gens parler au téléphone : « On est bloqué. Je ne sais pas pourquoi. Je te dis quoi quand on redémarre ».
J’en ai marre de voir des gens impolis insulter le contrôleur. J’en ai marre de n’avoir pas le courage d’en faire autant.
J’en ai marre des poussettes qui bloquent le passage. J’en ai marre des gens qui partent en voyage en avion. Leurs bagages entravent le passage. J’en ai marre qu’ils aient l’air heureux. J'en ai marre de penser que leur avion arrivera à l'heure.
J’en ai marre d’être assis à côté de gens que je ne connais pas. De les observer du coin de l’œil. De chercher instinctivement leur odeur. J’en ai marre des gens qui cherchent à tout prix à intercepter le titre du livre que je lis.
J’en ai marre de voir les retards s’accumuler : des minutes, des heures, des jours entiers, et d’être complètement impuissant.
J’en ai marre quand la sonnerie de détresse se met à retentir. J’en ai marre de retenir ma respiration, sachant déjà que je ne rentrerai pas à l’heure. J’en ai marre de voir le contrôleur hors du train parlementer avec le conducteur, employer son téléphone, faire de grands gestes.
J’en ai marre des gens qui mangent des hamburgers et des frites. Le wagon pue. Je les envie. J’en ai marre d’avoir soif. J’en ai marre d’avoir mal au crâne. Jen ai marre davoir faim.
J’en ai marre de boire des mauvais cafés parce que le train n’arrive pas, parce qu’il n’y a pas d’aubette, parce que j’ai froid. J’en ai marre d’avoir froid.
Jen ai marre de prendre le train. 

la réunion de parents

Réunion de parents, ce soir. Donc, forcément, retard de train. 10 minutes. C'était tellement prévisible. Tout le monde sait que grâce aux bons soins de la SNCB, un rendez-vous en toute fin de journée nécessite de prendre une journée complète de congé ! Autant faire bonne figure: 10 minutes, ça me laisse le temps d'aller acheter le goûter des enfants, pour demain. Puis le retard devient 15 minutes. On connaît la chanson. Finalement, le train suivant passe le premier. Surbourré, bien entendu. Des gens debouts dans les couloirs. Quelques téméraires accrochés aux portes. Un cinglé juché sur le toit (ok, j'exagère). Finalement je monte dans le train qui était en retard (le premier, vous me suivez ?). J'arrive donc en retard -ben oui- à la réunion de parents. Tout ça entrendre la maîtresse, me voyant tout rouge et essoufflé -j'ai couru d'une traite depuis la gare de M.-, la maîtresse, donc, me dire, très sympathiquement: "Il ne fallait pas vous presser. Votre fille travaille très bien en classe. Vous auriez pu vous épargner de venir !".
Ca m'apprendra.

un retard à l'avance

Hier, mon train, coincé par une motrice en panne dans le goulot de B.C., arrive en gare de B.S. avec une quinzaine de minutes de retard. Sur le trajet, libéré, déchaîné, il avale les kilomètres avec une gloutonnerie effrénée. Arrivé à destination, à la gare de F., force est de constater que les 15 minutes de retard initiales sont passées à 5 minutes de retard. Le contrôleur, ravi, dit à un navetteur: "on est arrivé à l'avance !".

les dieux s'acharnent

Le monde entier se ligue contre le navetteur.

Le public, mal renseigné par une presse équivoque, se figure que le retard de train ou la suppression de celui-ci est le seul écueil -finalement bien banal- que risque la morne trajectoire du navetteur ferroviaire. Après tout chacun sa croix: le braconnier craint toujours l'explosion du fusil mal embouché ou le merdeux canardage d'un triangle d'oies vindicatives.

Et bien non. les dieux du Hasard et de la Chance en ont décidé autrement.

Le navetteur doit faire face à bien plus de frustrations que le commun des mortels. Et si c'est son lot, il s'en satisfait rarement - quoique sa philosophie, de la naissance à la mort, soit celle de la Souffrance Sans Broncher.
Ainsi, le camion-poubelles transformant l'auto en escargot, les travaux inopinés bloquant une rue, le déménagement entravant la chaussée, sont autant d'imprévisibles barricades aux déplacements du navetteur, tributaire, au final de l'horaire du train qui, lui, est définitivement arrêt.
Toutefois, quel navetteur ne s'est pas réjoui -à sa grande honte intérieure !- que son train soit en retard, lorsqu'arrivant en retard à la gare, il parvient à monter à bord à l'heure ?

Le navetteur s'installe sur la banquette dure, regarde par la fenêtre. A l'horizon, quelques oies en pagaille zigzaguent tardivement vers un monde meilleur. Tout est en ordre. Pour une fois.

ça vous coûte combien, un retard ?

Un retard de train, ça coûte 3€10. Par navetteur, bien entendu.

Du moins si chaque navetteur, las d'attendre indéfiniment l'arrivée de son train dans l'air frais du matin fait comme moi: commander un croissant, un café et un jus d'orange à la croissanterie, histoire de se remonter un moral bien vacillant.

Si on multiplie 3€10 par le nombre de navetteurs sillonnant quotidiennement et avec grand plaisir notre beau royaume (soit 500.000 navetteurs), ça donne 1.550.000€ qui changent de main à chaque retard de train (c'est à dire à peu près quotidiennement). ca fait cher le petit déjeuner industriel. Bon, bien sûr tout le monde ne prend pas de jus d'orange. Mais on peut compenser en achetant un chocolat pour la route, ou un magazine. Un magazine de voyage. C'est beau ça, les voyages. Il paraît que ça forme la jeunesse.

Les retards ferroviaires donnent donc du grain à moudre aux croissanteries (et parfois aux bistros). Petit ruisseau qui fait de grandes rivières, l'argent transite de main à main ou de carte à puce à terminal - et sans retard, lui !- avec une liquidité routinière. A tel point qu'on peut raisonnablement se demander si les croissanteries ne sont pas très directement intéressées à l'origine des retards de train. Quelques croissants frais appliqués sur les rails donnent un surface glissante pouvant faire obstacle à la marche d'une loco dernier cri - oh oui.

Vous connaissez la suite: les croissanteries achètent farine et sucre. Les agriculteurs font tourner les tracteurs. Les tracteurs sont achetés à crédit. Et une bonne partie des navetteurs fait tourner les banques et les société de crédit. Chaque navetteur est donc un créateur d'emploi en chaîne débouchant sur le sien propre. Encore un beau serpent qui se mord la queue.

Sérieux, un bon jus d'orange, bien frais, avant d'entamer une looongue route (hasardeuse) et une looongue journée d'un travail harassant mais ô combien enrichissant... C'est pas beau la vie, quand on la prend du bon côté du rail ?

Allez, bon café !

allez, debout !

Quoi qu'il en soit, ce matin encore, mon train a été annulé, après deux annonces de retard pour cause d'ennui technique. Il a donc fallu entasser les navetteurs du train annulé, qui était à étage (donc double capacité) dans un train simple, en plus des navetteurs de ce train. Ce qui veut dire triple quantité de passagers.

En arrivant à la gare de B.M., toutes les banquettes étaient occupées et un très grand nombre de navetteurs étaient debout dans les couloirs, pestant silencieusement. Car dans ces cas-là, inutile de préciser qu'il fait chaud et malsain. Il y a un malaise humain très perceptible, presque palpable : celui de s'être fait avoir une fois encore par ce diable de SNCB.

Et puis l'annonce qui tombe, au milieu du pénible trajet: "Mesdames et messieurs nous vous signalons  que les voitures de première classe sont déclassées. Nous vous demandons toutefois de laisser prendre place en priorité les voyageurs disposant d'un titre de transport de première classe".

Le contrôleur n'osa toutefois pas ajouter: "Le personnel de bord vous souhaite un agréable voyage".

Sic transit gloria mundi.

présentations

Je me présente.
Mon nom est Navetteur.

Être navetteur ça veut dire qu'on navette. Autrement dit, un navetteur, à l’instar du navet, végète sur le quai dans l’espoir insolent qu’un train vienne le cueillir à l’heure.

Je ne suis pas navetteur-en-chef, ni vétéran-navetteur. Je ne prétends pas être navetteur-témoin et encore moins navetteur-chieur. Je suis de la masse qui se tait et subit en silence. Je suis du troupeau, comme tant d'autre. Mais les bergers ne me contrediront pas: à y bien regarder, sous peau de mouton peut se cacher bien des choses.

Car tout navetteur n'est pas pour autant un lavetteur.

Alors, navetteur, je compte bien régler quelques comptes sur ce blog. Dans la joie et la bonne humeur – ce qui reste à tout navetteur lorsque l’annonce d’un retard tombe, comme le tranchant d’un couteau à légume.

Maintenant, fini de rire.
A mon tour de rigoler un peu.

Depuis que ma gare a été transformée en loft-studio d'enregistrement-chancre, rire, même bêtement,  c'est encore la dernière chose qui me réchauffe.